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ARTAUD (A.). LAS à Jean Paulhan. 2 pp. in-4° à l'encre bleue, non datées [ca février 1928], signées à la fin de la première page, la seconde étant un long post-scriptum.

 

Une lettre d'invectives, adressée par Artaud à son ami Paulhan, à la suite du second spectacle du Théâtre Alfred Jarry et du scandale du Partage de midi.

Antonin Artaud (1896-1948) - Jean Paulhan (1884-1968) : l'amitié d'une vie.
L'amitié d'Artaud avec Paulhan naît au moment où la NRF envisage de publier la correspondance que le futur auteur du Théâtre de la cruauté avait échangée avec Jacques Rivière, mort en février 1925. Successeur de Rivière à la tête de la NRF, Paulhan reprend, en quelque sorte, le rôle d'interlocuteur privilégié que celui-là avait tenu auprès d'Artaud.
Leur correspondance constitue un dialogue de vingt-quatre années. Paulhan sera tour à tour pour Artaud son premier lecteur et critique, son éditeur, son conseiller, son confident, son bouc émissaire - comme c'est le cas ici -, sans qu'il ne cesse jamais d'être d'abord son ami. Comme dans toutes les amitiés, il y aura quelques malentendus, quelques désaccords et même quelques ruptures. Paulhan, en tant qu'éditeur, est le principal soutien d'Artaud, aussi bien littéraire que financier. La NRF est ouverte aux articles et aux manifestes d'Artaud, à qui Paulhan offre ainsi de quoi vivre et aussi de bâtir son œuvre.
Lorsqu'à l'issue de la guerre, quelques amis cherchent un moyen de faire sortir Artaud de l'asile de Rodez et de le faire revenir à Paris, Jean Paulhan est parmi les plus actifs. Il prend la présidence du comité d'organisation de l'hommage qui se tiendra en le 7 juin 1946 au théâtre Sarah-Bernhardt et dont les bénéfices, avec ceux d'une vente de tableaux et de manuscrits, rendront possible le retour de l'écrivain à la vie.
Rythmée par les projets, les publications, les crises, parfois la correspondance des deux hommes s'est interrompue, jamais elle ne cessa jusqu'à ce que la mort n'emporte Artaud, le 4 mars 1948.

Au cœur de l'une des principales crises entre les deux amis.
Ce différend survient à l'occasion du deuxième spectacle du Théâtre Alfred Jarry. En 1927, Artaud a créé le théâtre Alfred-Jarry, plaçant sa première tentative de révolution de l'art dramatique sous le nom de celui qui avait « beaucoup œuvré [...] pour une transformation corrosive de la scène théâtrale ». Des manifestes paraissent dans la presse ; plusieurs spectacles sont montés : l'un d'eux se tient en janvier 1928 à la Comédie des Champs-Élysées. Malgré l'interdiction édictée par Claudel, on joue un passage de son Partage de midi. D'abord houleuse, la salle se calme lorsqu'André Breton lance « Taisez-vous, tas de cons ! C'est du Claudel ! ». Le scandale naît à la fin de la représentation. Quasi en transes, Artaud profère l'une des provocations dont il a le secret : « La pièce est de M. Claudel, ambassadeur de France aux États-Unis, un infâme traître ! » S'ensuit un indescriptible brouhaha et des brouilles en série. La moindre ne sera pas celle avec Paulhan, qui lui écrit : « Artaud, est-ce vous qui tout d'un coup abandonnez votre pensée à ces facilités, à ces absences d'âme, à ces trucs : l'anticléricalisme, la révolution politique ? Je ne puis que vous dire combien je suis navré. » Dans le même temps, un article désapprobateur de Jean Prévost - « votre imbécile de collaborateur », écrit Artaud dans sa lettre - paraît dans le numéro de la NRF du 1er février. Ajouté à l'incompréhension de Paulhan, le ton critique de l'article provoque l'ire d'Artaud et motive une véhémente réponse au patron de la revue. Non content de tomber rudement sur son ami, Artaud livre en outre sa lettre, avec le mot de Paulhan qui la précède, à André Breton dont il s'est rapproché. Breton, ennemi acharné de Paulhan, publie les deux documents dans le numéro de mars de La Révolution surréaliste, qu'il dirige. « On imagine la colère de Paulhan ! », écrit Florence de Mèredieu.
Un long silence s'installe entre Paulhan et Artaud. Il leur faudra presque deux ans pour rompre la glace.

La lettre a été publiée sous la rubrique « Correspondance », dans le n° 11 du 15 mars 1928 de La Révolution surréaliste (p. 29). Elle sera reprise dans le tome III des Œuvres complètes d'Artaud.

Traces de pliures et annotations de composition, relatives à la publication. Le papier est fragile.
La lettre est placée dans une étui-chemise de Devauchelle.

Dimensions : 310 x 200 mm.

Provenance : Jean Paulhan.

Artaud (A.), Œuvres complètes, III, Gallimard, NRF, 1978, pp. 131-132 et notes, et passim ; Mèredieu (Fl. de), C'était Antonin Artaud, Fayard, 2006, passim ; Pins (C. de), « Dernières lettres d'Artaud à Paulhan », in Le Nouveau Magazine littéraire, n° 434, septembre 2004 (en ligne).

 


Transcription :

[f. 1]

Jean Paulhan,

Après les explications auxquelles je me [un mot biffé, peu lisible, remplacé dans l'interligne supérieur par :] livrai en [/] votre [un mot biffé : compte, remplacé dans l'interligne inférieur par :] présence [deux mots biffés, peu lisibles] au sujet de [leçon de l'imprimé : sur] cet obscène Claudel, [/] en considération des services rendus et d'une amitié [/] infiniment tiraillée et trouble, mais enfin parfois [/] opérante, -
ramener donc
[ce dernier mot omis dans la version imprimée] mon réquisitoire à la [/] simplicité des deux points dont témoigne votre [/] lettre, est une canaillerie pure et simple mais qui [/] ne vous défigure pas, au contraire.
Cette canaillerie [un mot biffé : qui] m'éloigne de vous [/] et en plus elle vous juge et souligne votre [/] facilité.
Car l'homme que j'ai vu rouler la
[/] tête sur sa poitrine dans l'incapacité absolue [/] de répondre à une question précise, tel l'enfant [/] qui se dérobe (alors, Jean Paulhan, c'est vous [/] l'enfant, si vous l'enfant il faut le dire [/] afin qu'on le sache), cet homme obligé de reprendre [/] prise sans cesse sur son propre néant ne peut [/] me reprocher [un mot biffé : ma, remplacé dans l'interligne supérieur par :] aucune facilité, aucune absence [/] d'âme.
Je n'ajouterai aucune injure à
[/] la qualification de votre attitude. Il [/] en faut beaucoup plus, croyez-le bien, pour [/] me faire douter de moi. Je sais où j'ai mal [/] mais ce n'est pas à cette petite partie de mon [/] esprit qu'un Jean Paulhan peut atteindre.

Antonin Artaud

[f. 2]

P.-S. En ce qui concerne la manifestation [/] Jarry, c'est le principe même du [/] théâtre que votre collaborateur met [/] en cause dans le n° [écrit en toutes lettres dans la version imprimée] de février de la [/] N. R. F. Mais le théâtre Jarry n'a rien [/] à faire avec le théâtre. Tout ceci, par [/] conséquent, ne nous intéresse pas.
Je ne répondrai donc pas à votre imbécile
[/] de collaborateur. [plusieurs mots biffés : Mais en ce qui [/] concerne le [principe], remplacés dans la marge à gauche par :] Quant au sens et au principe [trois mots biffés : et le sens] d'une [/] manifestation comme celle-là, voici [/] ce que je consentirai à en dire :
Je fais d'un texte exactement ce
[/] qu'il me plaît. Mais un texte sur une [/] scène est toujours une pauvre chose. [/] Je l'agrémente donc de cris et [/] de contorsions qui ont un sens [/] naturellement, mais qui n'est pas [/] pour les porcs. Je ne m'étonne [/] donc pas que le nain qui signe [/] ces critiques ait vu dans une [/] représentation semblable une pièce de comédie moderne.
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Une autre raison pour laquelle
[/] j'appréhende de vous confier [/] ma réponse est que je devrai [leçon imprimée : devrais] [/] m'exposer à l'un de ces châtrages [/] en long et en large [deux mots ajoutés dans l'interligne supérieur :] de textes, semés de [/] membres de phrases coupées et [/] de mots réduits à l'expression d'un [/] cheveu, auxquels vous nous avez habitués.

 

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  • ARTAUD (A.). LAS à Jean Paulhan
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