> FLAUBERT (G.). Madame Bovary

FLAUBERT (G.). Madame Bovary. Mœurs de province. Paris, Michel Lévy frères, 1857, fort vol. in-8°, demi-chagrin havane à coins, dos à nerfs orné, doublure et gardes de papier moiré blanc, tranches dorées (reliure de l'époque).

P.S.D.

ÉDITION ORIGINALE.

En 1851, Gustave Flaubert (1821-1880) s'attela à la rédaction de Madame Bovary sur les conseils de deux de ses amis, Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, qui, consternés par le lyrisme de son précédent texte, La Tentation de saint Antoine, voulurent l'en guérir par un sujet plus prosaïque. Le canevas de son récit s'inspire de l'histoire véridique de Delphine Delamare, née Couturier, jeune femme mariée à un officier de santé de Ry, près de Rouen.
Publié en deux volumes par Michel Lévy en 1857, l'ouvrage connut un retentissant succès, dû en partie à son procès.
Accueilli comme fleuron du réalisme par l'exacte description du milieu normand, c'est pourtant par son style qu'il fit école. Tenant de l'Art pour l'Art, devise de Théophile Gautier qu'il fit sienne, Flaubert polit ses phrases jusqu'à la perfection, évitant soigneusement répétitions, clichés et hiatus, et, par le phrasé, le rythme et les images, élevant sa prose à la hauteur de la poésie.
Dans son roman, l'auteur se dispense de juger la conduite de ses personnages et décrit, avec une rare impassibilité pour l'époque, les avatars de son héroïne. Personnage réaliste, voire antipathique, Emma se distingue néanmoins du commun par une qualité ordinairement associée dans la littérature sentimentale aux héroïnes du grand monde : l'aspiration sincère à un idéal.
Flaubert sut, par ce personnage sensuel et neurasthénique, révéler le tragique insoupçonné des vies les plus ordinaires.

Exemplaire sur PAPIER VÉLIN FORT, seul et unique tirage sur grand papier.
Il a été offert par l'auteur à Victoire Le Poittevin, la mère de son ami d'enfance, Alfred Le Poittevin, avec cet émouvant envoi autographe :

à Me Lepoittevin [sic]
Acceptez ce livre, chère Madame
au nom de l'affection que vous
m'avez toujours portée - et
aussi (et surtout !) au nom
du souvenir. S'il vivait
encore c'est à lui qu'eut
[sic]
été dédié ce travail. Car la
place est restée vide dans mon
cœur et l'ardente amitié
n'est pas éteinte.
Mille bonnes tendresses
Gve Flaubert

S'adressant ici à la mère de celui qui fut sans contredit l'un de ses amis les plus chers, Flaubert - qui écrit simplement « il » ou « lui » en parlant d'Alfred Le Poittevin, tout en prenant soin, les deux fois, de souligner le mot, comme si le pronom de la troisième personne ne pouvait désigner que le cher disparu - rend un touchant hommage au compagnon de sa jeunesse. D'une longueur inhabituelle chez Flaubert, cet envoi, qui trahit une émotion, certes contenue, mais néanmoins très rare parmi ceux de l'auteur, nous apprend que si la mort ne l'avait pas précocement enlevé à son amitié, Madame Bovary eût été dédiée à cet ami capital... et non à Louis Bouilhet, dont René Descharmes précise cependant que, parmi les amis de la maturité, il fut certainement le seul qui, après la mort d'Alfred, a pu le remplacer dans le cœur de Flaubert.

Alfred Le Poittevin : l'ami capital.
D'étroites relations unissent de longue date les familles Flaubert et Le Poittevin : Victoire Le Poittevin (1794-1866), née Marie-Anne-Victoire Thurin, est une proche amie de la mère de Gustave, dont elle fut la camarade de pension à Honfleur, et les pères des deux garçons sont respectivement les parrains de l'un et de l'autre. Alfred et sa sœur Laure sont de toutes les représentations théâtrales que les enfants Flaubert donnent, avec quelques autres camarades, dans la salle du billard de l'Hôtel-Dieu de Rouen où la famille du Dr Flaubert réside. Malgré leur différence d'âge - Alfred Le Poittevin (1816-1848) est l'aîné de Flaubert de cinq ans -, les deux garçons sont pour ainsi dire élevés ensemble et « les affinités de leurs caractères, écrit René Descharmes, cré[ent] bientôt entre eux une sympathie qui [v]a chaque jour en s'accentuant ». « De tous les amis de Flaubert, poursuit-il, Alfred Le Poittevin est certainement celui qui a tenu la plus grande place dans sa vie et exercé sur sa formation intellectuelle la plus sérieuse influence. » À l'adolescence, leur penchant commun pour l'écriture et les spéculations métaphysiques les rapprochent définitivement. Leurs relations étroites favorisèrent certainement chez le jeune Flaubert, pour lequel Le Poittevin tint le rôle de frère aîné, le développement d'un vif esprit critique empreint d'un pessimisme vers lesquels ils tendaient naturellement l'un et l'autre. Nul doute pour René Descharmes que Le Poittevin a exercé sur son cadet un profond ascendant intellectuel et que le futur auteur de Madame Bovary a forgé à son contact les bases de son esthétique littéraire.

Les deux jeunes gens écrivent leurs premières œuvres. Le Poittevin compose des contes et des poèmes - publiés pour la première fois par René Descharmes en 1909 -, qu'il arrive à Flaubert de recopier, accompagnés de quelques corrections... En 1839, le tout jeune Flaubert dédie à son ami le manuscrit de l'un de ses tout premiers textes, les Mémoires d'un fou, manière de confession générale désabusée, qu'il a certainement écrite à la demande d'Alfred, voire dans l'intention particulière de lui confier le secret de ses pensées et de son cœur. Mais les deux hommes ne partagent pas uniquement des idées et des goûts littéraires. Gustave va faire son droit à Paris, juste après qu'Alfred l'y a terminé. Leur correspondance est dès lors truffée d'allusions à des distractions plus sensuelles qu'intellectuelles, distractions dont ils s'échangent les adresses et qu'ils nomment « commettre des étourderies » ! Leur complicité semble totale, que Flaubert place très haut comme en témoignent, à plusieurs reprises, les lettres qu'il lui adresse : « Si tu venais à me manquer, que me resterait-il ? », écrit-il en 1845 ; puis, l'année suivante, alors qu'il est en Italie, en famille, mais privé de compagnons dignes de lui : « Je t'ai bien regretté [...], je cherchais mon niveau »...
À tel point qu'en 1846, lorsque celui qu'il regarde comme son alter ego épouse Louise de Maupassant, Flaubert éprouve une amère déception, un profond chagrin qui le laissent désemparé. Qu'Alfred accepte de s'ensevelir lui-même sous « ce déluge de morale » qu'incarne aux yeux de Flaubert le mariage, institution bourgeoise par excellence, constitue une « double et irréparable apostasie : celle de l'ami et celle de l'artiste ». Ce mariage équivaut pour lui à la perte de l'un des rares camarades, si ce n'est le seul, avec lequel il avait cru rompre son isolement intellectuel. Cette perte, toute pénible qu'elle soit, ne tarde pas toutefois à se doubler d'une autre : Alfred Le Poittevin meurt en effet brutalement en 1848, à peine deux ans après son mariage. Mais, pour définitive qu'elle soit désormais, cette seconde perte semble avoir été moins cruelle pour Flaubert : enlevant Alfred aux siens, la mort le rend, en quelque sorte, tout entier à son amitié. Dans L'Idiot de la famille, Jean-Paul Sartre écrit : « Tout se passe comme si, à la mort de son ami, il avait décidé de rester deux hommes en un seul, un couple n'ayant qu'une vie, bref Gustave et Alfred à la fois. »
En 1874, lorsque l'auteur de Salammbô se décida finalement à faire éditer la troisième version de La Tentation de saint Antoine dont la première avait tant inquiété Maxime Du Camp et Louis Bouilhet, il plaça sous le souvenir de son ami défunt, ce texte né « de leurs conversations, de leur ennui et de leurs doutes communs et de leurs voyages immobiles ».

Flaubert, Le Poittevin, Maupassant : une histoire de famille littéraire.
Par son mariage avec Louise de Maupassant autant que par celui de sa sœur Laure avec Gustave de Maupassant, Alfred Le Poittevin était également l'oncle de Guy de Maupassant. En 1890, ce dernier rendit hommage à cet oncle qu'il n'avait pas connu en rappelant les propos de Flaubert à son sujet : « Il a dit et il a écrit lui-même que son amour immodéré des lettres lui a été en partie insufflé, au commencement de sa vie, par son plus intime et plus cher ami mort tout jeune, mon oncle, Alfred Le Poittevin, qui fut son premier guide dans cette route artiste, et pour ainsi dire le révélateur du mystère enivrant des Lettres. » Là encore, dans la relation maître/disciple complexe qui se noua entre Flaubert et Maupassant, certains chercheurs vont jusqu'à évoquer l'idée que celui-ci aurait été dépossédé de sa propre image par Flaubert qui avait retrouvé en lui celle de son cher grand ami disparu...

L'exemplaire est conservé dans sa première reliure.
Il est cité par Auguste Lambiotte dans son recensement des exemplaires en grand papier de Madame Bovary. Cependant, n'en connaissant l'existence que par la liste, établie par Flaubert lui-même, de ceux qui furent « distribués dans la région rouennaise », Lambiotte écrit alors : « Envoi et état inconnus. »
L'exemplaire de Louis Bouilhet n'ayant pas réapparu depuis 1923 et ceux d'Ernest Chevalier et de Maxime Du Camp n'ayant quant à eux jamais été localisés, cet exemplaire est, de tous ceux offerts par l'auteur à des proches, celui qui se distingue le plus, par l'évocation, manifestement émue, qu'il y fait de son irremplaçable ami.

De premier tirage, comme tous les exemplaires en grand papier, il présente la fameuse faute au nom de Jules Senard (orthographié « Senart ») sur le feuillet de dédicace, que Flaubert, en remerciement du plaidoyer que l'avocat avait prononcé pour la défense de Madame Bovary lors du procès, fit placer en tête des volumes.

Le papier du feuillet de dédicace à Me Sénard a été récemment restauré.

Dimensions : 175 x 117 mm.

Provenances : Madame Le Poittevin ; Jean Viardot.

Carteret (L.), Le Trésor du bibliophile romantique et moderne, 1801-1875, I, Carteret, 1924, pp. 263-266 ; Descharmes (R.), Flaubert. Sa vie, son caractère et ses idées avant 1857, Ferroud, 1909, pp. 47-51 et passim ; Descharmes (R.), « Introduction », in Alfred Le Poittevin, Une promenade de Bélial et œuvres inédites, Les Presses françaises, 1924, pp. IX-CXII ; [...], Flaubert, Le Poittevin, Maupassant. Une affaire de famille littéraire, textes réunis et présentés par Yvan Leclerc, Publications de l'Université de Rouen, 2002, passim ; Bruneau (J.), Album Flaubert, NRF, La Pléiade, 1972, pp. 23, 32, 76-77 ; Sartre (J.-P.), L'Idiot de la famille, I, Gallimard, 1988, p. 1106 ; Lambiotte (A.), « Les Exemplaires en grand papier de Madame Bovary », in Le Livre et l'estampe, n° 12, nov. 1957, pp. 317-334.

 

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